W. Stucki: La fin du régime de Vichy

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Titel
W. Stucki: La fin du régime de Vichy. 2eédition avec une introduction et des notes par Marc Perrenoud


Autor(en)
Stucki, Walter
Erschienen
Genève 2020: La Baconnière Arts
Anzahl Seiten
384 S.
von
Ruth Fivaz-Silbermann

L’action des diplomates à l’ère du nazisme et de la collaboration (en particulier face à la persécution des juifs et à leur anéantissement) a déjà suscité de nombreuses études. Le consul du Portugal Aristides de Sousa Mendes et le consul japonais Chiune Sugihara ont fait l’objet d’une abondante bibliographie, tout comme le vice-consul de Suisse à Budapest, Carl Lutz. Une récente table ronde et une exposition tenue au Mémorial de la Shoah à Paris, Les diplomates face à la Shoah, proposaient un panorama plus vaste, incluant les réactions diplomatiques face à la montée du nazisme, les premiers actes de désobéissance et les attitudes possibles, allant de la collaboration à la protection, en passant par l’indifférence.

Parmi le personnel diplomatique suisse de l’époque, outre Carl Lutz et quatre de ses collaborateurs, honorés après la guerre de la médaille des Justes en reconnaissance de leur action de sauvetage,1 plusieurs consuls ont été reconnus pour leur clairvoyance et leur volonté d’alerter leur gouvernement sur les atrocités commises par les nazis et leurs alliés, notamment Franz Rudolf von Weiss, consul général de Suisse à Cologne, et René de Weck, ministre (ambassadeur) de Suisse à Bucarest. Ils n’étaient pas les seuls: on trouve encore dans les archives de nombreuses traces de l’action de consuls de Suisse, en France et en Italie notamment, traces parfois difficiles à déchiffrer et à interpréter, mais qui suggèrent des actions individuelles occultes, à la limite de l’illégalité, pour renseigner et aider juifs et opposants au régime. De même, les interventions consulaires suisses pour libérer des internés juifs de Drancy, fructueuses ou non, n’ont pas fait l’objet d’une étude complète. L’historiographie est donc encore loin d’avoir élaboré un tableau complet de la diplomatie suisse durant la Seconde Guerre mondiale.

Dans cet horizon, il était pertinent de s’intéresser de nouveau à Walter Stucki, ministre de Suisse à Paris puis à Vichy, de 1938 à août 1944. Le diplomate suisse a rédigé en 1947 un important témoignage sur les derniers jours du régime du maréchal Pétain et sur la passation de pouvoir aux autorités républicaines, journées dans lesquelles il a joué un rôle éminent de modérateur, salué par les deux parties. Écrit en allemand, le livre, aussitôt traduit, porte un titre plus proche des événements décrits: Von Pétain zur IV. Republik.

«Homme de la situation dans ce moment incertain» – selon son successeur d’aujourd’hui, l’ambassadeur Frédéric Journès qui préface cette réédition –, «courageux et exemplaire», Stucki méritait, selon les auteurs du projet, d’être tiré du relatif oubli dans lequel il était tombé. Les éditions de La Baconnière, avec le soutien de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin, ont donc chargé l’historien Marc Perrenoud, ancien conseiller scientifique de la Commission Bergier, d’introduire et d’annoter le texte de 1947. L’opération était indispensable pour rendre possible une lecture contemporaine et permettre au lecteur de situer l’épisode crucial de l’effondrement du régime. Cette mise au point historique est riche, précise et précieuse, même si le lecteur aurait souhaité quelques notes de plus, notamment une identification du représentant des Alliés qui éclaire Stucki sur les difficultés et la violence que la France devrait affronter après la Libération. Retraçant dans son introduction l’ensemble de la carrière de Stucki, Perrenoud revient aussi, à juste titre, sur son attitude face à la politique antisémite de Vichy: une attitude d’indignation (surtout focalisée sur Laval), qui ne semble toutefois guère avoir entraîné d’actes protecteurs concrets. Une étude plus détaillée de l’action du ministre de Suisse face à la persécution reste encore à écrire.

La réédition a été enrichie de nombreux nouveaux documents et photos issus des Archives fédérales et des archives privées de Walter Stucki. Pour le public intéressé par le rôle et la personne de Pétain, cette réédition prend place dans la vaste bibliographie qui lui a été consacrée. Sa grande originalité réside dans la chronique des événements d’août 1944, hautement digne d’intérêt et narrée avec vivacité.

Walter Stucki est lui-même acteur de cette chronique. Le ministre de Suisse a nourri jusqu’au bout une grande considération et même une forte sympathie pour le Maréchal, tout en reconnaissant ses faiblesses et les limites dues à son grand âge. Le motif principal de cette fidélité semble avoir été la profonde francophilie du ministre de Suisse, qui l’a induit, en dépit des circonstances, à voir en Pétain «le dernier reste de la souveraineté nationale». L’horizon ouvert par De Gaulle est resté totalement absent de sa perspective. Interlocuteur privilégié de Pétain, Stucki est invité à déjeuner par le Maréchal le 11 août. Le chef du régime de Vichy se sait menacé d’arrestation imminente et adjure son convive suisse d’assister à tout ce qui se passera. Il lui fait promettre «d’entendre, de voir et de rapporter un jour objectivement» les événements qui s’annoncent. Dès lors, Stucki assume un rôle de mémorialiste auquel il se tiendra avec toute l’objectivité que sa situation lui permet.

Que reste-t-il à faire lorsque le régime est en train de s’écrouler, que les Alliés avancent du nord et bientôt du sud vers le centre du pays, mais que les Allemands bloquent encore Vichy et veulent exfiltrer – ou plus exactement kidnapper – le vieux et complaisant chef de l’État? Stucki lui conseille de ne pas se couvrir de ridicule en se cachant ou en rejouant la fuite de Louis XVI à Varennes. La suite est un véritable film: le 20 août, Pétain quitte Vichy prisonnier, mais sans violence, Stucki ayant contribué à ce que les armes ne soient utilisées d’aucun côté. Cinq jours plus tard, De Gaulle défilera sur les Champs-Elysées en glorifiant «Paris outragé, Paris brisé, mais Paris libéré».

Seul canal radio fonctionnant encore entre Vichy et le reste de l’Europe, l’émetteur bricolé par Stucki et ses assistants permet d’annoncer le 20 août même à Berne – et au monde – comment s’est déroulée la chute du Maréchal et de son régime, battant en brèche les mensonges des Allemands qui prétendaient avoir réinstallé à l’est de la France le chef de l’État et son gouvernement légal.

L’aventure du ministre de Suisse n’est pas terminée à cette date. Dans le court interrègne du 20 au 26 août, Stucki assume le rôle inattendu et dangereux de modérateur entre tous les fronts possibles, qu’il s’agisse des Allemands (Wehrmacht et Gestapo) et de la Milice d’un côté, des FFI de l’autre, sans compter les représentants de l’État français entre deux. Son souci absolu est d’éviter violence et représailles contre la population, les fonctionnaires de Vichy ou le corps diplomatique, et tout bain de sang en général. Il négocie simultanément avec le commandement militaire allemand et avec les FFI, dont il accepte d’aller rencontrer le chef régional pour l’Auvergne, Henry Ingrand, qui vient d’être nommé commissaire de la République pour la région. C’est l’occasion pour Stucki de découvrir que les maquisards FTP, qu’il a toujours considérés comme de dangereux bandits – des «jeunes gens qui avaient vécu dans des forêts pendant des années et qui étaient engagés dans une lutte à mort» –, étaient des soldats corrects et disciplinés, voire sympathiques.

Après la passation de pouvoir qui, grâce à ses interventions, s’est déroulée certes avec beaucoup de remous et de soubresauts mais sans effusion de sang, Stucki est sur-lechamp fait citoyen d’honneur de la ville de Vichy. Il rentre en Suisse le 7 septembre avec l’ensemble de sa délégation.

Stucki a d’emblée considéré son action médiatrice comme l’exercice de la neutralité active de la Suisse. Il s’est hardiment exposé au danger en affrontant ouvertement des militaires allemands rendus nerveux par l’imminence de leur débâcle, mais aussi des corps francs communistes peu disciplinés. Il a énergiquement défendu les blessés allemands, les derniers représentants du régime de Vichy et l’ensemble du corps diplomatique, s’opposant à d’éventuelles arrestations ou, pire, à des lynchages. Après tant d’horreurs (il a été le premier à communiquer en Suisse un rapport sur le massacre d’Oradoursur-Glâne), il a réussi à faire prévaloir une transition politique par la voie diplomatique.

Dans l’avant-propos du livre, l’auteur s’interrogeait en 1947: «Les deux principaux représentants de ce régime, Pétain et Laval, ont été jugés et condamnés. L’histoire confirmera-t-elle ce verdict?». L’histoire a confirmé le verdict, mais l’utilisation politique de l’histoire comme de la mémoire, en nos années 2020, tend à faire vaciller tout acquis scientifique. C’est donc avec un esprit critique qu’il faudra prendre connaissance de la présente réédition, paraissant après plus de vingt années d’examen de l’attitude de la Suisse face au national-socialisme et aux régimes alignés.

Notes
1 Dans son exposé à la table ronde sus-mentionnée, François Wisard fait le point sur la diplomatie suisse face à la Shoah, en citant encore d’autres agents diplomatiques dont on découvre et honore peu à peu les actions.

Zitierweise:
Fivaz-Silbermann, Ruth: Rezension zu: Stucki, Walter: La fin du régime de Vichy, 2eédition avec une introduction et des notes par Marc Perrenoud, Genève 2020. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 73(1), 2023, S. 87-90. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00120>.

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